This is an excerpt of the text "La Bruja, fixes tropiques" by Philippe Lançon, click here to read the full text in French or scroll down.
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Words by Philippe Lançon
Between Manzanillo and Santiago de Cuba, on the southern shores of the Oriente region, the slopes of the Sierra Maestra descend abruptly into the sea. This mountainous region is the poorest and most isolated in the whole country where peasant communes scrape a living from coffee, fruit and various tropical root vegetables. Cubans call the inhabitants the people of 'la loma". La Bruja is one such commune, famous on the island for the legend of 'The birds of La Bruja'. It was founded at the beginning of the 20th century by the Molinas and Ramos families. 358 people live there in wooden huts scattered over the landscape. It was not until 1962 that a dirt road was built which reduced La Bruja's total isolation and had a significant effect on the local culture. Nowadays, La Bruja is still a world apart, brushed by modernity but not swamped by it. Like all Cubans, the locals dream of dollars but not to the extent that it dominates everything else that they do. Alexis Cordesse returned many times to this hidden world to take his series of portraits. The inhabitants of La Bruja call him 'the foreigner' and look on him as the village photographer. |
La Bruja, fixes tropiques La large route qui passe devant le village de La Bruja (environ 60 maisons et 358 habitants) tire sa ligne entre terre et mer, au ras de des montagnes de la Sierra Maestra. Elle relie Santiago de Cuba à Manzanillo, et c'est sans doute la meilleure de Cuba. Pourtant, elle est déserte. Pour se rendre au village, situé à 100 kms environ de Santiago, Alexis Cordesse a pris l'habitude de faire comme ses habitants: attendre un bus hypothétique et si souvent plein qu'"on n'en voit jamais que la poussière", comme on dit ici, ou grimper dans l'un des rares camions de passage. Le voyage prend souvent la journée. La chance est une idée. L'impatience est une curiosité. Le bout du monde est parfaitement goudronné, mais il reste le bout du monde: un lieu sublime, cette côte sud orientale de l'île, où presque personne ne va. On y flotte, comme un insecte égaré, entre l'eau, la montagne et les nuages qui la dévalent ou la remontent, parfois au galop et au ras de silhouettes. Le bout du monde est goudronné, à deux virages près: terreux, couverts de pierres tombées de la falaise et situés au ras des flots, ils sont infranchissables par gros temps. La belle route de 200 kms est alors coupée par les caprices océaniques. L'Etat cubain avait commencé à construire deux tunnels pour l'éviter. Mais à la chute du communisme à l'Est, faute d'argent, ils n'ont jamais été achevés. Ils ouvrent sur le roc, la broussaille pousse dedans. Ce pourrait être des abris. Le bout du monde reparaît là, dans ces deux virages qui semblent souffler au voyageur: "Ne te fie pas aux apparences! Les paysans bougent et sourient à l'étranger et ils ont des tee-shirts américains, mais en fait, l'isolement est toujours là. Deux virages de terre font la nique à 200 kms d'asphalte presqu'impeccable!". Le second virage n'est pas loin de La Bruja. Il l'annonce presque. On dit que la nuit, par temps clair, on voit du village, situé dans la montagne à 200 mètres de la route, les lumières de la Jamaïque lointaine. Elles sont peut-être portées par le vent, ou les poissons volants, ou le désir de se déplacer, de voyager, ou plus probablement par les saints cubains, ou, pourquoi pas, par cette femme fantôme qui a donné au village son nom (en français: la sorcière) et sa légende d'oiseau mal enchanté et menaçant. On ne sait plus trop de quand date l'histoire: du début de siècle, sans doute. Le village était encore installé bien plus haut dans la montagne. La route n'existait pas. Les paysans cultivaient les uniques terres qui, en altitude, n'appartenaient à personne. Ils ne descendaient vers la mer que pour vendre leurs récoltes aux gros propriétaires; les terres du bas leur appartenaient; ils y faisaient paître du bétail; plus tard, ils venaient s'y détendre, accédant au lieu par la mer, en yacht. Les paysans descendaient aussi pour transporter leurs malades. Ils faisaient signe, avec des draps, aux bateaux qui passaient au large. Parfois, ceux-ci jetaient l'ancre, embarquaient le malade, le transportaient jusqu'à Santiago. Mais souvent, il ne passait aucun bateau, et le malade mourait là, face à la mer. Peut-être voyait-il enfin les lueurs de la Jamaïque. Les premiers lieux habités, au bord de la future route, furent des cimetières: il en existe 27. Le village n'est peu à peu "descendu" qu'après 1962, lorsque fut construite la première voie, une piste en terre. Mais du temps de la légende, il n'y avait que des sentiers de montagne. L'isolement était absolu. Il a durablement marqué la culture des habitants. Une femme du village est alors mariée, depuis longtemps, à un paysan. Ils forment un couple sans problème. Un soir, pendant la fête de la ënoche buenaí, un ami du mari, amoureux de la femme, danse avec elle, et la séduit. Le mari le provoque en duel au couteau. Au moment où le combat débute, la femme s'aperçoit soudain qu'elle souhaite la mort de son mari; mais il tue l'amant. La nuit-même, elle assassine son mari et disparaît. Jamais plus on ne la reverra. La légende naît: on dit qu'elle se serait transformée en oiseau et qu'elle revient, en décembre, vers Noël, et en avril, pendant la semaine sainte, enlever les maris mal aimés. A ces époques, les hommes n'aiment guère sortir la nuit. La légende a évidemment plusieurs versions, et l'on sent qu'elle mélange plusieurs éléments de la vie quotidienne cubaine: le calendrier de la vie des saints, la jalousie morbide, le vol des oiseaux migrateurs. Elle est aussi un produit de la nuit noire, sans électricité, qui tombe ici vers 18H00. Des scientifiques ont cherché à identifier le volatile qui forme le support animalier de la légende: ce serait un Archetata Heterodema, un petit oiseau qui vient en hiver dans les Caraïbes, vole au ras des flots, nidifie dans la sierra, et repart en avril. Mais les anciens du village affirment que nul n'a pu capturer, ni même voir, le véritable oiseau-femme. La légende était connue, en Oriente, mais elle avait, si l'on ose dire, pris du plomb dans l'aile. En 1996, Raul Pomares, un acteur de télé célèbre et originaire de Santiago, décide de faire élever un monument à l'oiseau, et de lui dédier une fête le 31 décembre. Il n'a oublié qu'une chose: la mentalité des habitants. Ce n'est pas qu'ils soient si sauvages, mais l'isolement, le silence, la lenteur, et des siècles de vie austère, à l'écart de tout, leur ont formé une carapace de circonspection. Iis n'admettent pas l'intempestif. Ils disparaissent devant l'extérieur. Ils ne disent pas non: ils ignorent. Leur mutisme rappelle exactement les mots de Bartelby, le muet personnage de Melville, face à ses différents chefs: "Je préfèrerais ne pas le faire". Aller à leur recontre est d'abord une épreuve froide comme on en vit peu dans un pays aussi sociable que Cuba: les gens, ici, commencent par ne pas vous saluer. Ils ne semblent pas vous regarder, et vous parlent encore moins. Il faut les apprivoiser concrètement. Raul Pomares croyait peut-être un peu trop en sa notoriété; il se faisait sans doute une idée trop simple du narcissisme culturel des habitants de La Bruja. Il n'y avait pas encore de télé à La Bruja, en 1996, et la légende s'était creusée dans la silence. Ici, il n'y avait que la nuit, le vent, quelques guitares et bongos, une nouvelle et modeste turbine pour l'éléctricité, ce miracle ténu, et, sous l'emprise d'une Santera pure et dure, des bembe, ces "happenings" musico-religieux violents et transis, jusque tard dans la nuit. Pomares ne parvient pas à mobiliser le village. Il prend contact avec le centre de culture communautaire de Santiago. L'une des psychologues du centre, Tatiana Tamayo, raconte qu'au début, "nous n'avons pas voulu y aller: c'était trop loin!". Trop loin, compte-tenu de l'absence de moyen de transport. Ici, la plupart des gens n'ont pas de voiture, et les transports en commun sont aléatoires, et coûtent cher: 7.5 pesos de Santiago à La Bruja (les salaires mensuels sont en moyenne de 150, 200 pesos soit 10 dollars). Alors, aller à 100 kms... Finalement, en avril 1998, quatre jeunes psychologues décident de s'y rendre, mais elles commettent une erreur: elles ne préviennent pas les autorités du village. Lorsqu'elles arrivent, chacun rentre chez soi. Elles posent des questions: on ne leur répond pas. L'oiseau de La Bruja? Connaît pas, connaît pas. "Les habitants, dit Tatiana, était fatigués de voir passer des acteurs, des fonctionnaires, des écologistes, des biologistes, sans rien obtenir en échange." Longtemps, ceux de La Bruja ont vécu isolés. Ici, la vie est douce et dure. On se nourrit de la terre, et on vit comme dans un ascenceur. Le village, près de la mer, est étagé sur 300 mètres, parmi les arbres, selon une très forte pente. Les hommes y viennent pour vendre, pour se reposer. Le reste du temps, ils cultivent plus haut, par-delà les nuages. Ils y restent une semaine, un mois, deux mois, et redescendent, la mule ou le cheval chargé de tubercules, de fruits, de café. Le sentier est extraordinairement raide. Leurs bras et leurs jambes semblent faits de bois. Les haut-plateaux sont des merveilles fertiles, verdoyantes et boueuses, où nul étranger n'a légalement le droit d'aller: cette zone est largement consacrée au café, et le café est une richesse nationale. Il est donc sous contrôle militaire. La paranoïa du régime y trouve son plein emploi. Le maestro (l'instituteur) et delégué du village, un homme éduqué, vous explique, avec un enthousiasme réthorique et répétitif, que si l'accès du haut est interdit depuis quelques années, c'est parce que de faux touristes ont, naguère, lâché une bactérie qui a donné la maladie du café. En réalité, cette maladie qui tâche les feuilles de café est vieille comme la plante, et elle est universelle; mais la culture castriste, dans cette région surtout, un foyer paysan-révolutionnaire, a infusé les esprits: l'étranger reste un ennemi possible (quoiqu'assez rare), puisque Fidel le dit. Il faut donc le contrôler, le surveiller. Jusqu'à présent, Alexis Cordesse a par conséquent du concentrer son travail sur la zone du bas: le village proprement dit. Il attend le permis qui l'autorisera à pénètrer sur les hauts-plateaux. Il en rêve comme d'un paradis peut-être pas inaccessible. Ses portraits sont tendus par ce désir frustré.: chacun forme l'image d'une petite cérémonie dont l'au-delà (travail, déplacements éprouvants, nuits silencieuses dans la montagne, froid en hiver, pluie, pluie, chaleurs épouvantables)- reste non seulement invisible, mais intouchable. Lors des premiers séjours, les paysans, leurs épouses et leurs enfants, mettent leurs plus beaux habits pour la photo. Ce ne sont parfois que des chemises un peu moins déchirées que leurs tee-shirts,. Ils se tiennent droit et ne sourient pas. Ils n'aiment pas être "surpris" par celui qui est encore un intrus. Ils n'aiment pas faire les clowns devant l'objectif. Ils n'aiment pas être pris dans des poses "naturelles". Ils ont instinctivement compris que la photo touche au temps, à la mort, à l'idée qu'on se fait de soi-même, qu'elle est une véritable cérémonie, et qu'elle n'a donc absolument rien à donner à voir de "naturel". Elle est, au sens propre, le reflet d'un moment extraordinaire. La plupart n'ont aucune photo, ni d'eux-même, ni de leurs ancêtres. Ou alors, juste une vieille photo d'identité en très mauvais état. Ils ont accepté le photographe parce qu'il avait quelque chose de précieux à échanger: des images contre de la présence. Et cette présence est là. Dans la vie, les paysans de La Bruja sourient et rient beaucoup. Sur la photo, ils ne sourient pas. Ils montrent autre chose: leur intérieur le plus digne. Ils ont fait le ménage et mis les petits plats dans les grands avant de laisser entrer le regard de l'autre. Et ce regard, celui d'Alexis Cordesse, doit lutter pour pénètrer. La photo engage non seulement celui qui la représente, mais tout le village. Une femme, Olga, a été prise la braguette ouverte. "Tu dois faire ton autocritique!" lui a dit, en public, le délégué. Toute photo est un combat et une équation à plusieurs inconnues. Autour du photographe suant et de son modèle statufié, quelques habitants s'assemblent, observent, apostrophent, rient, comme s'ils allaient assister à une corrida ténébreuse et joyeuse. Alexis Cordesse commence par faire quelques polaroïds. Il les distribue aussitôt, pour que chacun puisse voir ce qu'il fait, va faire de son image: c'est le terme de l'échange, les passes de Véronique. La tension retombe un peu. Les gens rient, se moquent: ce sont les piques et banderilles. Enfin la séance débute, et le silence se fait: il ouvre sur une autre forme de tension, comme au moment de la mise à mort. Mais il s'agit, ici, d'une mise à vie. Alexis choisit très précisément le cadre et la posture. Le modèle s'y soumet et se concentre dans sa tâche au milieu de ses proches, de ses voisins. Il arrive souvent que celui-ci soit mécontent du résultat. Ce fut le cas de Lela, une veuve exhubérante, et la seule personne qui possède ici une maison en "dur" (terre cuite). On lui a déjà volé de l'argent, des poulets: à La Bruja, l'envie règne comme ailleurs. Un proverbe cubain affirme: "Petit village, grand enfer." Lela est aussi l'une des rares à possèder une photo d'elle, vieille de vingt ans. Elle y a les cheveux parfaitement tirés, raie au centre: "Là au moins, me souffle-t-elle, j'étais bien, mais sur la photo d'Alexis..." Sur la photo d'Alexis, elle est magnifique, inquiètante, belle comme un vieux rocher noir dynamité par l'ombre et la violence. On y devine le premier mari mort, les baises violentes et bruyantes dans la nuit avec le second, une vie passée à laver, cuisiner, tordre le cou à des poulets, transporter des légumes, couper du bois, etc. Mais pour cette photo, elle n'a pas eu le temps de se "préparer". Le photographe a cherché la puissance du naturel,le corps perdu, toute la sauvagerie physique que Lela voulait instinctivement dissimuler, contraindre, normer: elle voulait la civilisation en 24-36, mais le photographe l'a "refaite". De cette contrainte, de ce malentendu prémédité, naît la photo, où le fantasme de l'un se glisse sous la peau de l'autre. Cette photo, en figeant l'instant, introduit les mouvements de l'âme. Elle grandit Lela, et ces hommes et ces femmes, dans leur isolement. Elle est prise ici, dans un coin perdu de Cuba, mais elle pourrait venir d'ailleurs, d'Afrique ou d'Océanie, comme les deux cousines, Lurdes et Reina, sous l'arbre en fleurs. Elle nous montre l'homme nu et le noue autour de la lumière puissante qu'il porte. Des habitants de La Bruja, elle fait des archétypes d'un temps qui passe et ne passe pas, de ce lointain intérieur dont parlait Henri Michaux. Elle révèle la terre qui tanne les chairs et creuse les regards. C'est le contraire d'une photo exemplaire, d'une photo d'actualité. Les habitants de la Bruja n'ont pas l'honneur douteux d'être actuels ni repassés par l'omniprésence et l'indiscrétion blasée du regard des autres: ils sont simplement là. Lela et Alexis ne se sont pas compris, ou peut-être se sont-ils trop bien compris. La déception passera; la photo restera. Et peu à peu, on l'apprivoise. Le phototgraphe est admis, ses photos changent. Moins d'apparat, moins de cérémonie. Chacun peut juger, en regardant, du moment qu'il préfère, des chocs du début ou de l'intimité de la fin. Oscarin, le fils de Lela, en est amusé et émerveillé. Il s'exclame: "Ce sont des souvenirs! On est vivants et on fabrique des souvenirs!" Ici, jusque-là, les souvenirs n'existaient que pour être vécus: histoires entre familles, amours, querelles en tout genre. Vécus, mais pas regardés. Oscarin a une vingtaine d'années et beaucoup de petites amoureuses, qu'il baise à tour de bras. Il n'est ni fidèle, ni jaloux. La fidélité n'est pas une vertu, ni une règle, à La Bruja. L'amour y circule sans complexe de bohio en bohio (le bohio est une petite maison vétuste, en bois ou en palme). On entend des cris et des gémissements, la nuit. Ils font partie de la vie sonore, comme le souffle du vent, le chant des oiseaux ou le grognement des cochons. Ici, on appelle Oscarin Amarillo, le "jaune", parce que, ironise-t-il, "je ne suis ni blanc ni noir" Il est ici l'un des rares à avoir fait des études. Il a d'ailleurs eu une histoire avec l'institutrice. Il est surtout l'un des plus "citadins" du village. Les choses, le nouveau, l'étonnent, mais il les tapisse immédiatement d'une moquette d'humour sceptique, comme s'il se méfiait de sa curiosité (intense), ou de l'image naïve qu'il risquerait de donner de lui en se montrant trop vierge Mais la naïveté existe-t-elle vraiment? Observez le visage osseux, creusé, magnifique, de Teofilo Isa Batista: c'est le muet et l'idiot du village. Souvent, il bafouille des mots, que la plupart des adultes comprennent mal. Les enfants, eux, sont plus doués pour pénètrer dans les trous du langage: beaucoup saisissent ce que Teofilo veut dire. Il touche, crie, rit, incendie d'onomatopées sa bouche largement édentée. Ces actes de compensation, d'apparence joyeuse, ont fait de lui la mascotte du village. Il va de maison en maison, tel un feu follet domestique. Mais la photo, elle, montre ce que plus personne ne voit: la solitude, la force instinctive de son combat pour être aimé et compris. Elle le rend à son terrible silence. Ce silence, cette résistance, il a fallu pas mal de temps aux jeunes psychologues de Santiago pour les passer. Il était du en partie à Juan Francisco Molina Mulen, mort à 125 ans, en 1972. Juan aurait été un guerrier mambi pendant la guerre d'indépendance de 1895, mais ici, il fut surtout le curandero du village: son guérisseur. Il vivait dans la montagne et avait prévu, pour le déplorer, que le village "descendrait", et que le contact avec le monde, la route, la vie d'en-bas, ferait éclater les familles. Son "enseignement" a été entretenu. L'isolement est devenu une vertu. Les habitants de La Bruja ne sont pourtant pas si seuls, si loin de tout. Les va-et-vient verticaux et horizontaux sont permanents. Verticaux, du village à la montagne et vice versa. Horizontaux, du village vers l'extérieur et retour. La plupart des hommes ont fait leur service militaire dans une autre région. Le charmant et puissant Erasmo, dit "bolo", ne quitte jamais le béret qu'il a ramené de ses trois ans d'armée. Pendant 18 mois, il récolta les ananas, un travail particulièrement difficile, près de Camaguey. Il est très musclé, il fume la pipe et il aime rire. Certaines familles ont également des parents à Santiago, à Holguin, à La Havane. Un homme, pas tout à fait du village il est vrai, une "pièce rapportée", a travaillé en Bulgarie. Un soir, chacun fumant la pipe, il raconte à quelques amis, chez le délégué du village: "Là-bas, les maris te prêtent quasiment leurs femmes!". "C'est ce que devraient faire tous les bons amis!" répond le délégué. "OK, prête-moi la tienne d'abord!" dit un troisième. "Pas avant de t'avoir rendu la tienne!" reprend le délégué. Derrière la porte, la femme du délégué pouffe, dans l'ombre de cette conversation machiste, très cubaine. La femme du délégué est une beauté, et la beauté n'est ni fidèle, ni mijorée. Le voyageur reprend: "Un soir, je rentre avec une femme chez elle, son mari est ivre mort sur le canapé, on baise dans le lit conjugal, en se réveillant il me sourit: voilà comment ils sont!". "Mais, remarque un autre, sa vraie femme, c'est peut-être l'alcool, non?" Tout le monde rigole. Un vieux conclut: "Les femmes, c'est très bien, mais ça fait des scènes. Le rhum, moi, ça ne m'a jamais cassé la tête comme une femme, et puis ça ne parle pas!" L'étranger est un rêve intense, mais vaporeux : personne, ici, n'a de parent exilé. Cette situation est de plus en plus rare à Cuba. L'île entière vit des devises des expatriés. L'absence du dollar, qui, seul, donne accès aux biens de consommation courante (savon, vêtements, télévision, electro-ménager), se fait donc sentir à La Bruja. Elle en fait, dans le pays, un monde à part. Amarillo a fait une école d'horlogerie, mais il n'a quasiment aucun d'outil, et, de toute façon, presque personne, ici, n'a de montre. Il résume bien la situation: "Le problème n'est pas de vivre ici, mais de pouvoir en sortir." En sortir physiquement: il arrive qu'un villageois attende des heures, sur la route, le bus qui ne vient pas, et puis remonte, sa journée perdue. En sortir mentalement: le village est un cocon. En sortir, oui, mais pour y revenir, avec des biens, des vêtements, des outils, un peu de confort. Le paradis est sans doute ailleurs, mais c'est ici, dans ce superbe petit enfer, qu'on préfère vivre, ou regretter de vivre. On revient toujours à La Bruja, comme si, au fond, le reste du monde finissait par ne plus exister. Et pourtant, il existe de plus en plus. Devant leurs nouvelles photos, beaucoup disent: "En France, ils doivent bien rire en nous regardant, hein? Ils doivent nous trouver pauvres..." Personne, ici, n'est fier de sa pauvreté; fier de ce qu'il est, oui; bien là où il est, oui; mais le monde change, et ils le savent. Ils n'ont pas de montres, mais il sentent qu'ils sont peut-être "en retard". Ils ont assez de conscience pour le savoir, et assez d'innocence pour l'oublier. Voilà ce que montrent aussi ces photos: des gens à la limite, entre ce qu'ils ont été et ce qu'ils vont devenir. La civilisation moderne les a touchés, mais pas engloutis. Ils rêvent de dollars, comme tous les Cubains, mais ils n'en rêvent toujours pas au point d'organiser leur vie pour en obtenir à tout prix. Cependant, la modernisation du village et l'aide humanitaire qui, peu à peu, y est entrée, effacent vite la rigueur dont les photos portent un dernier témoignage. Elles l'effacent comme, dans le film Fellini Roma, l'air détruit des fresques romaines exhumées. Il y a quatre ans, une turbine a été installée: l'électricité est enfin là. Elle est encore très faible, mais au crépuscule, elle change les habitudes, et peut-être, certains rêves. On se couche toujours tôt, à La Bruja, quand il n'y a pas de bembe. Mais qui sait si, à la lueur faible des ampoules nues, dans cette pénombre de modernité, la légende de l'oiseau-femme peut encore vivre et se développer? Les psychologues étaient venues avec le projet culturel de l'acteur: "Mais, dit l'une d'elle, quand on a vu que les enfants allaient pieds nus, que les femmes ne travaillaient pas, que l'instituteur n'avait rien pour faire cours, et que les instruments des musiciens étaient bousillés, on a décidé de changer de projet." La présence de Raul Pomares, l'activisme des psychologues, ont fait de La Bruja, en 1998, l'un des cinq projets-pilote nationaux de "développement intégral". Une organisation de retraités italiens, Archinova, donne d'abord des vêtements et du matériel pour l'école. Une organisation belge, Oxfam Belgique, finance le projet hydraulique et immobilier. Une étude du sol est lancée. Il faut construire les maisons en dur et amener l'eau jusqu'au village (la rivière passe en bas, des pompes hydrauliques sont nécéssaires). On propose de faire une ferme commune, avec animaux donnés par l'Etat, mais les habitants la refusent. Ils se méfient de toute idée de partage: "Qui devra nourrir les animaux?" disent-ils. La communauté, oui; mais à l'intérieur, chacun pour soi. La bonne volonté des psychologues est mal relayée par le délégué du village, qui craint qu'elles ne soient venues, avant tout, pour le juger. Pendant deux ans, elles s'efforcent donc de conquérir les deux "têtes" du village: l'épicier, et Lela. Le troisième "guide" de La Bruja, la santera, l'a quitté; elle ne revient plus que pour les fêtes votives. La télévision remplace peu à peu les bembe que la santera dominait dans l'obscurité. Payé par la province de Bayamo, un premier récepteur a été installé voilà un an et demi. Chaque soir, la plupart des habitants présents s'assemblent à l'heure de la novela, comme des bêtes au point d'eau. Moment vivant, fascinant, où l'on comprend l'une des fonctions essentielles -et souvent oubliée en Occident- du petit écran: la communion. Le poste est installé dehors, sur une vieille table. La novela se joue en plein air. Alexis Cordesse avait pris une photo qu'il n'a pas retenue, qu'il n'aime pas. Elle résumait, peut-être un peu trop pesamment, le statut de l'engin au village: une jeune métisse a la joue collée contre un vieux poste qui n'a jamais marché. Dans une niche, derrière, elle a organisé un petit autel où l'on peut voir une statuette de San Lazaro, le saint guérisseur, et une photo de Gaviota, célèbre héroïne de telenovela. Le délégué a refusé pour l'instant l'offre d'un second récepteur; il pense qu'il diviserait le village. Après deux ans de programme, l'équipe fait un bilan en décembre dernier. Il n'est pas bon. L'arrivée de vêtements, de médicaments, de cet intérêt soudain et extérieur, a réveillé l'envie, la jalousie, le vol. La nuit, ou lorsqu'elles sont vides, les maisons sont fermées. Une autre photo non retenue d'Alexis Cordesse montrait une jeune femme, en gros plan, tenant l'une de ses colombes. Peu de temps après la séance, on la lui a volée. Adairma n'a jamais su qui, ni pourquoi. Dans ce village si petit, tout ne se dit pas, et sous des apparences joyeuses, chacun se protège, épie, doute. Chacun oublie aussi ce qu'il reçoit, et se plaint de ce que l'autrea obtenu. Les réunions de village révèlent l'inertie, la méfiance, et comme une sorte d'infantilisme nouveau: les habitants de La Bruja, ces paysans durs à la tâche, se métamorphosent en oisons et en assistés. Ils attendent la becquée humanitaire. Difficile modernité, complexe nature humaine! Les psychologues ont donc décidé de donner les biens peu à peu, et surtout,de faire participer chaque habitant au travail volontaire et à l'aide à la construction. On en est là. Une seconde turbine est prévue. Les maisons sont toujours les mêmes: bois, palme, torchis. Il y a de la déception et du rêve dans l'air; les mues ne sont jamais faciles, surtout lorsqu'elles viennent de l'extérieur. Quand Alexis Cordesse, à son second voyage, a distribué les photos faites lors du premier, il a pris soin de donner à chaque modèle la sienne. Les photos ont ciruclé comme de l'or dans tout le village. Chacun a laissé sur les beaux tirages la force de son regard et la trace de ses empreintes. Bien sûr, le photographe ne les avait pas toutes développées.: il y avait les photos ratées, celles qu'il n'aimait pas. Il y a donc eu des frustrés, des "invisibles". Ces "mal photographiés" ne comprenaient pas leur absence dans ce formidable générique du village. Leurs photos n'avaient-elles pas été faites? N'avaient-ils pas mis leurs plus beaux vêtements? Etaient-ils vraiment plus laids que les autres? Moins dignes d'être exposés? A l'heure où ces lignes sont écrites, le film continue. Une exposition dans le village devrait conclure ce puissant travail. Il sédimente et se dépose loin du bruit, du mouvement, des modernes. Comme avant lui le malien Seydou Keïta ou le Galicien Virgilio Veitez, Alexis Cordesse, grand-reporter, fixe quelques-uns de ces pauvres, ni damnés ni enchantés de la terre, dont la richesse nous échappe de plus en plus. Il ralentit, s'immobilise, se fixe à l'autre bout du monde et là-bas, loin de chez lui, revient à l'enfance de l'art: il est un photographe de village qui, homme par homme, refait la communauté -l'humanité. |